vendredi 11 novembre 2016

Hyde - Daniel Levine

Houghton Mifflin Harcourt, 2014 - Editions Fayard (trad. de A.Rabinovitch), 2016.

  Hyde est au pied du mur. Enfermé dans le cabinet du docteur Jekyll, il compte les heures avant son inévitable arrestation. Quatre jours s’écoulent, pendant lesquels il entreprend de raconter l’histoire de sa brève et prodigieuse existence.
  Venu à la vie grâce à d’étranges potions, Hyde ignore quand et pour combien de temps il aura le contrôle du « corps ». Lorsqu’il est en sommeil, il observe la vie de Jekyll dans la haute société, emprisonné dans son esprit. Bientôt, leur existence mutuelle est menacée, non seulement par la science instable dont il est le fruit, mais aussi par un mystérieux harceleur qui obsède Hyde. Des jeunes filles disparaissent, un meurtre est commis. Qui se cache dans l’ombre pour le surveiller ? Dans le brouillard de cette conscience partagée, Hyde peut-il être sûr de ne pas être l’auteur de ces crimes ?

À travers cette réécriture virtuose de
L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde racontée du point de vue de Hyde, Daniel Levine apporte un nouvel éclairage au classique de Stevenson.

*** 

  Ceux qui me suivent depuis quelques temps déjà savent qu'une réécriture attise toujours ma curiosité littéraire. Aussi, après le très bon et intimiste Mary Reilly, relecture du Dr Jekyll et Mr Hyde, enchaîner sur ce roman proposé en partenariat par les éditions Fayard sonnait comme la meilleure des façons pour terminer le challenge Halloween de Lou et Hilde.


  Londres, dans le cabinet du Dr Jekyll, nous assistons à la naissance de Hyde ; à la suite d'un an de recherches et d'expérimentations au chevet d'un patient français souffrant de multiples personnalités, Jekyll a réussi à mettre au point une drogue divisant les divers visages qui habitent un même individu. L'utilisant sur lui-même, il fait naître un double petit et difforme, tout l'inverse de son avenante personne. Hyde, qui sommeillait depuis l'enfance dans l'inconscient du bon docteur, nous raconte cette "mise au monde", et la vie alternative qu'il mène à celle de Jekyll. Les déambulations nocturnes dans les quartiers mal-famés de Londres, l'achat d'une vieille demeure décrépite, l'embauche d'une domestique, et même l'amour -oui, car il se pourrait que ce soit ça- pour une jeune prostituée rencontrée au hasard d'une maison close. Hyde nous raconte tout cela, même lorsque Jekyll reprend le contrôle de leur corps et qu'il est en sommeil dans son inconscient. Comme depuis l'arrière scène, il assiste aux faits et gestes de leur enveloppe commune. Mais, petit à petit, un grain de sable semble se glisser dans cette machine bien huilée : Hyde émerge régulièrement d'absences pendant lesquelles des choses affreuses se seraient déroulées, et reçoit bientôt des lettres anonymes d'un dénommé Mr Seek. Puis, des rencontres étranges, un enchaînement de faits qui semblent tous calculés par une tierce personne, et, il faut le dire, le tempérament agressif de Hyde se recoupent avec une série de meurtres et d'événements tragiques à la Une des journaux...


  Lorsqu'un auteur s'attaque à la réécriture d'un récit classique, il y a toujours plusieurs risques : la redite inutile (soit une relecture qui n'apporte strictement rien à l’œuvre originale), ou pire encore, une trahison totale par rapport récit souche. L'immersion dans ce Hyde m'a fait passer par plusieurs états jusqu'à la conclusion, me ménageant une pause à la mi-lecture le temps de murir ma réflexion.

  Penchons nous tout d'abord sur une qualité certaine, qui saute aux yeux dès les premières lignes : l'écriture. La plume fouillée et viscérale de Daniel Levine est tout bonnement prodigieuse, et nous rappelle celle de Patrick Suskind pour le Parfum : à travers la narration très sensorielle d'Edward Hyde qui "nait" et s'ouvre aux ruelles du Londres victorien, c'est une redécouverte des bas-fonds à travers des couleurs, des odeurs et des sensations que l'auteur parvient à nous faire passer avec un talent prodigieux. L'impact sur nos émotions de lecteur est d'autant plus fort et l'on ressent tantôt douleur, dégout, ou même appétit.Voilà longtemps qu'il n'avait pas été donné à lire une telle maîtrise des figures de style, notamment de la comparaison, que Levine pousse à son paroxysme pour nous faire vivre une époque avec autant de réalisme.


  Retournons-en maintenant à l'histoire, qui nous laisse vite perplexe, il faut l'admettre : on découvre un Hyde, certes loin d'être un enfant de cœur, mais aussi très loin du meurtrier sanglant et dérangé raconté par Utterson dans le récit original de Stevenson. La version de Levine induirait donc une erreur de jugement, une appréciation erronée des faits et donc de la véritable personnalité de Hyde telle que présentée dans le récit souche. Soit, la chose est plausible : rappelons que dans le roman de départ, tout est affaire de faits divers rapportés et soumis à l'avis d'une connaissance du Dr Jekyll. Mais il est vrai que toucher à une personnalité aussi symbolique et assimilée par la culture populaire rend cette nouvelle interprétation difficile à intégrer. N'est-il pas vain de vouloir dépoussiérer ce bon vieux Jekyll & Hyde? C'est peut-être ce sentiment de perplexité qui nécessitera de faire une pause dans la lecture, le temps de s'imposer un recul nécessaire, pour mieux y replonger avec attention et s'ouvrir à l'excellente continuité qu'on y trouvera...

 Illustrations de D.Levine.

  Car non content de nous servir une prose de qualité, Daniel Levine va finalement très loin dans la réflexion de son récit: s'il égratigne un peu la dualité mythique -mythologique, même- Jekyll/Hyde, qui a si bien inspiré la psychothérapie, c'est pour mieux renvoyer à ce domaine psychologique. Car les personnalités les plus torturées ne se limitent pas à une simple opposition bien et mal, et à la confrontation ou alternance de deux visages antonymes. En se référant au triptyque bien rodé du "ça", "moi", et "surmoi", et en accordant jusqu'au détail sa version à la trame de Stevenson, Levine vient l'enrichir d'un éclairage psychologique d'autant plus fin qu'il est bigrement intelligent. D'une première opinion dubitative, ce roman qui bouscule nos pré-requis littéraires nous laisse finalement une impression extrêmement positive!

" Je m’arrêtai devant la vitrine d’une boutique de prêteur sur gages, mon attention retenue par une série de poupées en bois peint. Toutes contenues à l’intérieur de la plus grande poupée oblongue, elles avaient été conçues de façon à s’emboîter les unes dans les autres, mais dans la vitrine elles étaient disposées sur une rangée, une dizaine au moins, portant toutes un foulard de paysanne russe, de la plus grande à la plus petite, qui avait la taille d’une balle. Cet étalage me déstabilisa. Ce pantin et ses innombrables copies encastrées à l’intérieur."


En bref : Une relecture à l'écriture sensorielle ébouriffante qui pourra laisser perplexes les grands lecteurs de Stevenson, avant de les ouvrir à une interprétation psychologique détonante et, finalement, des plus pertinentes. Une histoire sinueuse et diabolique menée avec maestria. 

Un grand merci à Net Galley et aux éditions Fayard pour cette découverte.

Et pour aller plus loin:


-Redécouvrez le récit souche de Stevenson ICI et la réécriture par Valérie Martin, Mary Reilly, ICI.

 

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