jeudi 6 avril 2017

La pluie, avant qu'elle tombe - Jonathan Coe

The rain before it falls, Viking Books, 2007 - Editions Gallimard (trad. de S.Chauvin et J.O.Chauvin), 2009 - Editions Folio, 2010.

  Rosamond vient de mourir, mais sa voix résonne encore, dans une confession enregistrée, adressée à la mystérieuse Imogen. S'appuyant sur vingt photos soigneusement choisies, elle laisse libre cours à ses souvenirs et raconte, des années quarante à aujourd'hui, l'histoire de trois générations de femmes, liées par le désir, l'enfance perdue et quelques lieux magiques. Et de son récit douloureux et intense naît une question, lancinante : y a-t-il une logique qui préside à ces existences? 

  Tout Jonathan Coe est là : la virtuosité de la construction, le don d'inscrire l'intime dans l'Histoire, l'obsession des coïncidences et des échos qui font osciller nos vies entre hasard et destin. Et s'il délaisse cette fois le masque de la comédie, il nous offre du même coup son roman le plus grave, le plus poignant, le plus abouti. 

*** 

  Décidément, je ne cesse de revenir à ces éléments : des familles, des descendances, des transmissions invisibles, des secrets. Bien sûr, j'ai toujours admis rechercher ces éléments d'une lecture à l'autre, surtout après avoir terminé un ouvrage qui m'invite à poursuivre dans la même atmosphère. Et même si c'est effectivement dans cette optique que j'ai enchaîné sur ce roman de J. Coe dans la foulée de Double secret, c'était sans imaginer que j'en sortirai à ce point secoué.


"Il n'y avait pas de désordre, il n'y avait pas de hasard. Il y avait une cohérence à déchiffrer."

  Lorsque Rosamond décède, sa nièce Gill est mandatée par le testament de la défunte pour assurer la transmission de ses biens. Et d'une histoire. Cette histoire, elle est racontée par Rosamond elle-même, enregistrée sur plusieurs cassettes audio dans la journée qui précéda sa mort. Les bandes, accompagnées d'une série de vingt photographies, doivent être remises à une certaine Imogen ; et le testament est claire : si jamais Gill ne retrouvait jamais la jeune femme en question, alors elle pourra les écouter. Mais Imogen semble avoir disparu de la surface de la terre, et il n'en reste à Gill qu'un vague et lointain souvenir, celui d'une fillette aveugle rencontrée au cinquantième anniversaire de Rosamond, il y a de cela vingt ans... Alors un soir, Gill glisse la première cassette dans un poste et écoute le récit de sa tante, l'histoire de trois générations de femmes : sa cousine Beatrix, sa fille Théa, et sa petite fille Imogen, une histoire étroitement liée à la sienne, et marquée d'un enchaînement de correspondances dramatiques.


“Eh bien moi, j’aime la pluie avant qu’elle tombe. Bien sur que ça n’existe pas. C’est bien pour ça que c’est ma préférée. Une chose n’a pas besoin d’exister pour rendre les gens heureux.” 


  Je ne savais pas du tout à quoi m'attendre, n'ayant jamais rien lu d'autre de cet auteur pourtant bien connu de la littérature britannique, et dont la bibliographie témoigne d'un certain éclectisme. Ce roman se distingue semble-t-il de ses autres écrits en s'attardant de façon très psychique et intime sur l'histoire féminine d'une famille, et sur l'idée d'une transmission  transgénérationnelle. Rien d'effrayant derrière cette idée, si ce n'est les étranges correspondances, les répétitions sybillines d'une génération à l'autre, et le sentiment d'une même boucle, d'une même trame qui se revit jusqu'à ce qu'une issue enfin se profile.

" Une photo, finalement, c'est bien peu de chose. Elle ne peut capturer qu'un seul moment, sur des millions, de la vie d'une personne, ou de la vie d'une maison. Quant aux photos que j'ai sous les yeux, elles n'ont de valeur que dans la mesure où elles corroborent ma mémoire défaillante. Elles sont la preuve que les choses que je me rappelle se sont vraiment produites, qu'elles ne sont pas des souvenirs fantômes ou des chimères, des fantasmes. Mais qu'en est-il des souvenirs pour lesquels il n'y a pas de photos, pas de corroboration, pas de preuve ?"

  La réussite de cet ouvrage est de ne pas imposer cette idée comme une théorie mais de la laisser se dessiner d'elle même, en filigrane de ces trois destins qui se succèdent, sujet à raconter tant de choses et d'événements qui font de ce roman un récit riche et passionnant. L'enfance dans l'Angleterre du Blitz, la vie dans la campagne britannique, le statut de la femme et de la mère à travers un demi-siècle d'évolution sociale, l'homosexualité féminine... Autant d'éléments qui, brodés autours d'un unique fil rouge, viennent lui apporter intensité et densité.


 "On dit que dans les moments d'émotion intense une fraction de seconde équivaut à une éternité..."

  Les dernière lignes nous laissent dans un flou étrange : on ne sait si, enfin, le cycle des générations trouve la paix, ou si notre seule consolation en tant que lecteur (ainsi que celle de Gill elle-même) est d'approcher un incroyable savoir devant les coïncidences qui semblent marquer la même branche d'un arbre généalogique. On referme le livre en suspens, troublé et ému par tant d'étrangeté et d'une logique presque invisible entremêlées, à moins que la révélation et la résolution de l'histoire ne résident justement dans cette prise de conscience d'un héritage invisible...


" Il n’y a rien à dire, je crois, d’un bonheur qui ne comporte aucun défaut, aucune ombre, aucune tache — si ce n’est la certitude qu’il aura une fin."

En bref : Un récit intime et bouleversant qui dresse des portraits de femmes fascinantes, et questionne avec une finesse tortueuse la prédestination familiale. On pourrait presque penser rester sur notre faim, mais c'est que J.Coe ne prétend pas apporter de réelle réponse à ce mystère de l'existence et laisse le lecteur apprécier cette idée, en prendre toute la mesure ; caresser avec subtilité cette possibilité qu'un lien invisible mais ténu relie les membres d'une famille au-delà des générations...



2 commentaires:

  1. Réponses
    1. Je suis persuadé que tu aimerais, c'est d'une subtilité qui ne pourrait que te plaire!

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